Fictions

 

 

 

 

À propos de Jacques BARATIER

 

 

Je viens à Baratier en néophyte, ce qui peut être handicapant pour parler de lui, mais peut aussi ménager la chance d’une fraîcheur d’opinion qui doit être celle, vu la faible visibilité de ses films, de la grande majorité des cinéphiles quel que soit leur âge, & nous replace inespérément dans la situation des curieux à leur sortie. La plupart de ses réalisations ont été méprisées par les distributeurs ou descendues par la critique, notamment par l’intolérance de presque tous les membres de la Nouvelle Vague – comme Cocteau & le Groupe des Six l’avaient été par les surréalistes & le dodécaphonisme. Il y a un an encore, je n’avais vu de lui que La Poupée, dont je dois avouer que si audibertien que je fusse, il m’avait déconcerté & continue de le faire, ce qui dut être l’intention de ces deux potaches ubuesques que sont le scénariste & le réalisateur si souvent associés dans leurs provocations de francs-tireurs.

         J’ai maintenant vu presque tous les films – longs & courts-métrages, fictions & documentaires remettant en cause jusqu’à cette distinction universitaire – tirés des limbes par son infatigable cadette Diane. Et mes yeux s’ouvrent. Comment ai-je pu passer tant d’années sans connaître un artiste si intimement connecté à ma sensibilité, rassemblant volontiers tous les arts au moyen de ce support propre à défier l’éternité qu’est une pellicule ? Il est temps je pense de fixer sur le papier ce que le trouble peut laisser d’impressions générales aptes à tracer une piste pour les admirateurs potentiels, plus nombreux qu’ils ne le supposeront eux-mêmes.

 

         Première qualité des films de Baratier : une photo toujours superbe. On me dira, je le sais bien, qu’il avait ses directeurs de la photo (à féliciter) & que les qualités de ses films ne sont pas toutes à son crédit. Je répondrai qu’un réalisateur choisit les équipes avec lesquelles il travaille, ne remploie les mêmes techniciens que s’il est satisfait de leur travail, & que pour qu’on retrouve d’un film à l’autre, quels que soient sa longueur & son genre, la même qualité de contrastes & de cadrages, le même soin vis-à-vis de l’éclairage pour apporter au traitement des personnages (visages, corps & positions) une égale qualité sculpturale, aux décors une égale qualité architecturale – écho de celle qu’il apporte à ses montages, & volontiers aussi labyrinthique – , il faut une pensée maîtresse & le regard impitoyable de celui qui veut une œuvre sur la pellicule identique à celle qu’il a conçue dans l’intime de son cerveau. Est-ce d’ailleurs un hasard (les gènes & l’éducation sont-ils le fait du hasard) si la plus passionnée des trois filles de Jacques BARATIER, Diane, également la plus acharnée à retrouver & restaurer les films de son père, est aujourd’hui directrice de la photographie ?

         Parlons d’abord du noir & blanc, que BARATIER a favorisé tout au long de son œuvre alors que son premier court-métrage – Les Filles du Soleil – expérimentait déjà, en 1948, une très respectable couleur. Il y a fort longtemps que je n’avais pas vu (excepté en photos fixes bien sûr) de gris aussi brillants, aussi parfaitement découpés dans la lumière. Les seuls souvenirs qui peuvent m’en revenir sont, pêle-mêle, Persona, Yukoku (d’ailleurs cité, en une photo suivie d’une mise en scène érotique, vers la fin de sa dernière fiction, Rien, voilà l’ordre), L’Année dernière à Marienbad (quant à lui parodié par Vadim & Monica Vitti dans un sketch de Dragées au poivre), La Strada, L’Éternel Retour, The Misfits… Veut-on savoir ce que la plastique de saisissants contrastes dans toute la palette du gris, peut apporter à un montage organisé selon une magistrale prosodie visuelle, qu’il faut voir & revoir L’Or du Duc, Èves futures, Paris la nuit, Pièges, Dragées au poivre ou ce Pablo Casals époustouflant de sobriété & de justesse. C’est de la photo d’art, j’entends digne de la photo de mode, & le plus rare est que cette photo est régulièrement, comme le montage dont je parlais, mise au service d’un burlesque désopilant ou de pastiches à la hauteur de leurs modèles.

         Quant à la couleur, toujours adéquate au sujet, semblant se mouvoir ou suer ses dominantes de tons au gré de l’évolution du film, de la thématique de telle scène, m’en reviennent particulièrement la diaphorèse d’un soleil parcheminé sur des tons pierreux, dès le premier plan des Filles du Soleil, puis les longues herbes mouvantes comme des vagues sous les sabots du cheval d’Ali ; les tableaux vivants de Rien, voilà l’ordre, surtout quand Zelda quitte, drapée à la taille de sa robe comme dans un bain turc d’Ingres, Alexis étendu au premier plan tel Endymion ; les filtres verts détachant les gros plans du malade se prenant pour le Christ dans le même film ; les nocturnes tout vibrants de flammes intimes de Goha.

        

         Parlons maintenant du montage. Je crois que sa qualité de versification visuelle n’est jamais plus évidente que dans les courts-métrages quasi-muets Paris la nuit & Èves futures, ou dans telle course-poursuite de L’or du Duc. Ici, les déplacements tracent pour l’œil hypnotisé des lignes qui montent en diagonale vers la gauche, rayent l’écran vers la droite, redescendent en diago, creusent la photo en vertigineuse plongée & remontent en contre-plongée, plaçant le spectateur dans l’état d’un bonze en lévitation qui serait capable de virages sur l’aile…

         Depuis Godard, Schroeter, le Resnais de L’Année dernière… ou le Melville de Léon Morin, prêtre, ou ces poëtes du verbe révélés cinéastes que sont Cocteau, Pasolini & Mishima, je n’avais pas rencontré, à la faveur d’une salle obscure, d’authentique poëte de l’image, organisant les photos sur la bande comme un versificateur fait les syllabes dans ses alexandrins. Le choix délibéré d’un découpage non linéaire permet d’ailleurs des échos d’une scène, d’un temps à l’autre, qui sont comme des rimes cinématographiques. Les citations visuelles – Lolita dans Vous intéressez-vous à la chose ; West Side Story, La Voix humaine ou L’Année dernière dans Dragées au poivre, Le Sang d’un Poëte dans Pièges – de films célèbres ou aimés, & de tableaux (n’oublions pas que J. BARATIER est d’abord peintre) produisent d’ailleurs le même effet, de façon plus intellectuelle – je voulais dire culturelle –, faisant s’esclaffer le cerveau d’une manière proche de celle opérée par le « koân » zen.

 

         La bande-son est toujours de la même signifiance, que ce soit en contrepoint de l’image ou pour accompagner celle-ci. Ici, c’est le sérieux ou l’ironie d’une voix off commentant un défilé ethnographique – endo- ou exotropique, pour reprendre la distinction établie par l’ethnographe Jean MONNOT à propos de son œuvre – ; là, ce sont les chansons subvertissant la comédie musicale au gré d’un tourbillon de corps & de décors ; là encore, le bercement instrumental couplé à des travellings oniriques, en une sorte de ciné-concert moderne. Et la profusion d’artistes en tous genres que Baratier entraîna dans le sillage de son amitié, assure le spectacle haut-de-gamme autant que la cohérence esthétique, dans le bonheur d’être complice d’un univers tissé par la musique de Dellerue, les chansons d’Audiberti ou Rezvani, les dialogues de Bedos ou Devos, les chorégraphies de Babilée, les acrobaties de James Thierrée ou Diane de Riaz, sans compter les apparitions éclatantes d’artistes aussi sûrs & photogéniques que Claude Rich, Omar Sharif, Jean Richard, Alexandra Stewart, Amira Casar, Belmondo, François Perrier, Anna Karina, Marina Vlady, Michel Simon, Laurent Terzieff, Macha Méril, J.-Cl. Dreyfus, le père & le fils Brasseur & surtout, last but not least, l’inoubliable Jacques Dufilho, cet homoprénonyme transcendé comme jamais dans les films de son fidèle complice.

 

         Je m’avise tout d’un coup que cette analyse risque de trahir son but en présentant Baratier comme un suivant, puisque gonflé de tant de références, & son art comme un art mineur, puisque employant volontiers la voie du pastiche ou du documentaire – voire du pastiche documentaire ! Au vrai, quel cinéma n’est pas le suivant d’un autre, puisque tout le parlant est héritier du muet & s’est d’abord essayé dans des remakes plus ou moins inspirés des chef-d’œuvre de ce dernier, & que le muet lui-même était un suivant du théâtre qu’il a tâché de continuer par d’autres moyens, aujourd’hui souvent réexploités par le théâtre moderne ? Quant à l’art en général, je crois sincèrement qu’il n’y a de mineur que celui qui peine à fixer sa forme de manière à marquer l’âme durablement pour lui servir de point de repère dans sa quête de stabilité. Or, aucune idée préconçue sur Baratier ne résiste à une projection : on est placé en situation d’intégrer une grammaire personnelle, totalement indépendante de celle des prédécesseurs qu’il cite sans nulle gêne, fil conducteur d’une production échevelée où l’humour du traitement le dispute à la profondeur des thèmes abordés.

         C’est bien dans la forme qu’éclate l’originalité de Baratier, trait qu’il a en commun avec tous les classiques, & cette forme émane tout entière de la traduction d’une riche & chaleureuse personnalité dans un medium qu’il a pourtant découvert sur le tard (au fait, Jean RENOIR fut longtemps céramiste avant de passer à la réalisation, & qui s’en affligerait ?) Le XVIIème considérait que l’art suprème consistait dans l’imitation des Anciens, pour acclimater dans l’Europe moderne & ses structures linguistiques propres les géniales trouvailles de l’Antiquité ; la musique procède avant tout par imitations, au sens cette fois de variations infinies sur le même thème musical pour en épuiser les ressources harmoniques – cf. Bach & ses Variations Goldberg. Baratier a toutes les chances d’avoir fait faire un pas de plus au cinéma, ce qui ne peut qu’inquiéter les conservateurs boudant jusqu’au plaisir qu’ils peuvent naïvement éprouver. En subvertissant les structures, il a révélé un style nouveau fondé sur les éclairs de l’intuition & intégrant la capacité de rêverie du spectateur. Ce style pour cela est reposant, il n’écrase pas mais au contraire tend la main à qui veut bien se laisser entraîner dans un ballet où il se découvrira un peu du génie des techniciens & interprètes.

         Le cinéma de Baratier est un cinéma fraternel. Il ne se mure pas dans la tour d’ivoire du directeur intransigeant, ménage au contraire des alvéoles à l’apport de chaque participant – & chaque spectateur en est un, témoin de cette conviction le remontage constant qu’il a opéré, sa vie durant, de chacun de ses films, comme fournissant au jury de l’avenir un éventail assez large pour que chaque électeur détermine la vue qu’il en préfère. Le fait est assez rare pour être célébré. On connaît nombre de créateurs ayant caviardé leurs propres œuvres, ou mis au pilori les premières versions d’un ouvrage. Mais à part Nerval, Éluard & les premiers bluesmen, peu nombreux sont ceux ayant ménagé à la postérité des versions diverses d’une même création, en bouleversant la sémantique en profondeur de manière à démentir l’univocité du signifiant. Les jeunes cinéastes, mais également tous les sémiologues, trouveront en ce sens dans le corpus Baratier une mine de recettes rappelant que tout art n’a qu’une finalité & qu’une raison d’être : faire sens au moyen de stimuli, réorganiser la matière de manière à lui découvrir une direction satisfaisante pour l’inquiétude humaine. De là la nécessité d’exigence pour que la recherche ne s’éparpille pas & qu’une intelligence critique unifie toutes les étincelles glanées, mais l’exclusion de toute intransigeance refusant un élément éclairant au prétexte de sa nouveauté & de son inadéquation au dogme directeur de départ. Cinéma de la trouvaille, tissant au gré des réalisations de ravissantes retrouvailles.

 

         Que dire de plus ? que rares, trop rares encore, sont les occasions d’étudier en cycle ce cinéma exceptionnel pour en comparer les versions & époques ? que la simple occasion de voir ne serait-ce qu’un de ses films approche toujours du zéro ? que certains films sont encore introuvables, comme La Décharge ou Cheval de facteur (alors que le palais dudit postier semble idéal pour la caméra de Baratier, y trouvant l’occasion rêvée de ses explorations dédaliennes & ses édifications baroques), & que le besoin se fait cruellement sentir d’une édition critique de toute l’œuvre ? Trop de droits sommeillent ou croupissent encore chez des distributeurs parfois inconscients des trésors que recèlent leurs greniers, & il faut bien avouer aussi que le politiquement incorrect, avec des dosages plus ou moins forts, de toute la filmographie de Baratier – devrait-on dire « acorrect » comme on dit amoral, tant il se soucie peu d’autre correction que celle de l’expression, qu’il identifie à l’adéquation avec ce qui doit être exprimé – n’a pas favorisé sa diffusion ni d’ailleurs sa compréhension en des époques de timidité morale. La censure a plusieurs visages, l’indifférence en est le plus traître. Fort heureusement, les lois & les mentalités se détendent aujourd’hui, & l’on peut se féliciter de l’autonomie conquise par l’art grâce à des mécènes spécialement dévoués à sa promotion… Ce n’est donc plus qu’une question de temps, & d’extension de l’intérêt qu’est apte à susciter son travail, pour avoir droit à le contempler à l’affiche régulière de tous les cinémas d’Art & d’Essai, et/ou à décortiquer en home cinéma tous les secrets de sa thématique. Les encouragements & demandes de tous les amateurs ou curieux ne pourront que hâter l’ouvrage. Insistons une fois de plus sur le fait qu’on ne peut juger une œuvre qu’en l’abordant, & que tous les commentaires du monde ne vaudront jamais l’appréhension directe des films, en les voyant, tout simplement !

 

 

Christophe LEMOINE.